Les textes de Jacques Fabre
 
 
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Concerto en abyme
 
Dix-sept minutes quarante-deux secondes. C’est la durée du concerto. De leur concerto. Il a posé le CD dans le tiroir noir, qui l’a silencieusement avalé. Le compte à rebours des dix-sept minutes et quarante-deux secondes s’affiche en chiffres verts sur l’écran du lecteur.
L’orchestre expose la belle phrase claire, joyeuse mais pas trop, du thème initial.
C’est à ce moment-là qu’elle ramenait ses jambes pliées sur le canapé, qu’elle posait la tête sur son épaule, qu’elle passait son bras autour de son cou.
Le violon reprend le thème, sans fioritures excessives, légèrement souligné par les cordes graves et les bois.
 Comme il avait couru, de la voiture vers le hall d’accueil des urgences ! Que de palabres, d’explications dans le brouhaha des détresses, des angoisses, avant de pouvoir coller ses deux paumes et son front moite sur la vitre, derrière laquelle elle reposait, reliée encore à la vie par mille tubes, mille fils, mille liens technologiques.
 
 Le deuxième mouvement commence lentement. Adagio. Dans une tonalité suave et pénétrante, le  second  thème  se déroule sur  six
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mesures, tissant sa mélodie complexe et lumineuse, installant la plénitude dans un approfondissement idéal.
Avec quelle respectueuse délicatesse son corps tiède et moite rencontrait le sien ! Avec quelle chaste impudeur sa peau de velours épousait la sienne, rendant frisson pour frisson, halètement pour halètement, l’hommage des sens à l’amour, de la passion à la jouissance.
 C’est presque avec brutalité qu’il avait écarté l’infirmière arrogante prétendant l’arracher à son attente suppliante et révoltée. Elle s’était résignée, dans un haussement d’épaule, à le laisser à son hébétude douloureuse.
 
Le compte des minutes décroît sur les chiffres lumineux. Un deuxième violon est venu se joindre à l’instrument soliste ; leurs arpèges s’entrelacent, subtils et sensuels. Ils s’effacent et dominent tour à tour dans la pulsation d’un environnement sonore où l’on ne distingue plus, maintenant, s’ils sont une ou deux voix.
Les effluves entêtants de leurs cheveux, de tous les replis de leur corps, les précipitaient dans une quête effrénée de fusion,
 
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rythmée de sons rauques, inarticulés.
 
La pulsation lancinante du moniteur cardiaque se faisait irrégulière. Il ne pouvait décrypter le message de tous ces appareils qui montraient comment, peu à peu, se délitait la vie de celle qui était sa vie. Puis l’interminable signal continu, la cavalcade de figurines vêtues de blanc, la mine navrée de pantins inutiles, porteurs de la nouvelle impossible à croire, impossible à accepter. Impossible à refuser.
           
Le troisième mouvement est très lent. L’attaque de tous les graves est pesante, tragique. L’écrasant appareil harmonique est lugubrement ponctué de roulements de timbales.
 Il dégage de son chiffon graisseux l’objet luisant, lourd. Il le soupèse, empoigne la crosse, glisse son doigt dans le pontet, effleure la détente.
 
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La seule question qui l’occupe est : «  Où ? ».
Sur le front ?
Sur la tempe ?
Dans la bouche ?
Où appuyer le canon de l’arme ?
L’intensité sonore monte au fortissimo. Puis une rupture totale laisse, pendant de longues
secondes, vibrer la réverbération.
Les dernières secondes s’égrènent sur l’écran du lecteur.
Ce sera le front. En plein milieu.
Rompant le silence, le violon jette un cri ascendant d’une insoutenable intensité, bientôt englouti par l’accord final, lancé par l’orchestre complet.
Le silence, enfin.
Il murmure : « J’arrive ! ».
 
 
© 19 mars 2005
 
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La vocation retrouvée

   
Neuf heures moins vingt !... Il était encore au bureau, un vendredi soir, à neuf heures moins vingt  ! Voilà des heures que les sonneries de téléphone, le souffle des photocopieuses, le pas pressé des secrétaires, l'agaçante clochette signalant l’arrivée à l’étage des ascenseurs, s’étaient tus. La journée folle, la semaine folle avaient passé comme un éclair. Restait ce satané budget à présenter lundi matin, à la réunion du Comité de direction. Encore une bonne douzaine d’heures de travail pour que tout soit au point. Il ne s’agissait pas de foirer sur ce coup–là. En tant que plus jeune directeur de la boîte (vingt–huit ans : du jamais vu dans la vénérable entreprise…), récemment nommé à ce poste stratégique, il avait tout intérêt à être brillant.
Heureusement, le week–end n’était pas fait pour les chiens. Nicolas était crevé, saturé de la moquette et du néon des bureaux déserts. Il se dit qu’après tout il travaillerait aussi bien chez lui. Toutes les données étaient rentrées depuis longtemps dans son ordinateur portable, et l’ancien bureau paternel, dans l’appartement familial qu’il occupait désormais seul, disposait de tous les moyens d’une véritable salle de reprographie : imprimante couleur, reliures, stock de ramettes de papier…

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Nicolas replia prestement ses affaires, et rentra à la maison. Il prit au passage, chez le traiteur vietnamien, de quoi dîner rapidement.
Le carillon de la porte d’entrée le fit sursauter, tandis qu’il commençait à se relaxer, une bouteille de bière à la main, dans un fauteuil du salon. Un raseur ? à dix heures et demie ? Il faillit ne pas ouvrir. Mais une deuxième salve harmonieuse le décida à se lever.
– Ah ! Pardonnez–moi, dit le jeune homme qui se présentait sur le palier. Je croyais être chez monsieur Léninger…
Léninger !... l’ancien professeur de piano de Nicolas, qui avait habité à l’étage du dessus, n’était plus là depuis longtemps !
– Mais monsieur Léninger est mort, Monsieur, depuis trois ans déjà, annonça Nicolas.
Le visiteur, grand jeune homme brun aux yeux gris clair pénétrants, eut l’air si contrarié que Nicolas crut qu’il allait défaillir.
– Vraiment ? C’est que… enfin, monsieur Léninger a été mon professeur de piano pendant quinze ans, balbutia–t–il. Je suis vraiment très surpris... Enfin, excusez–moi…
– Je vous en prie, le rassura Nicolas. Il se trouve que monsieur Léninger a été mon professeur de piano, à moi aussi, pendant quinze ans !



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Le jeune homme sourit tristement. Fasciné par la pâleur du visiteur, et par la peine sincère qui se lisait sur son visage, Nicolas ne put s’empêcher de le prier d’entrer quelques instants. Et puis son visage, sa silhouette, l’impression générale qu’il lui donnait réveillaient en lui des souvenirs confus. Ne l’avait-il pas déjà croisé ? À l’école de commerce, peut-être ? Ou aux États Unis… À moins qu’il ne l’ait aperçu au siège de la boîte ? Tant de monde circulait, dans cet immeuble…
Dans le salon, le piano droit Erard disparaissait sous les papiers et les dossiers. L’épais couvercle de bois laqué noir n’avait pas été ouvert depuis… oh, plusieurs années, songea Nicolas qui avait suivi le regard étonné du visiteur. Pourtant, il n’avait pu se résoudre à se séparer de cet instrument, sur lequel il avait passé tant d’heures d’études. Progressivement, pourtant, ce n’était plus qu'un remord insistant, preuve de sa désertion. Car il avait bien ressenti comme une désertion son abandon des études musicales, et de son début de carrière qui semblait si prometteur.
À l’âge de dix–huit ans, la mort accidentelle de ses parents avait remis en cause ses projets les plus chers. Après deux ou trois mois de total abattement, Nicolas avait réagi 

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contre la spirale de désespoir qui menaçait de l’engloutir. Au déchirement qu’il subissait, il opposerait la rupture voulue avec tout ce qui l’enchaînait à son passé, et ravivait à chaque instant la morsure de l’absence. À commencer par le piano… Trop d’espoirs fondés en commun au sein du cocon familial, trop de tendres encouragements, trop d’admiration inconditionnelle ruisselaient de cet instrument avec chaque note, chaque accord qu’il en tirait de ses mains.
Avait-il eu le choix, d’ailleurs ? Désormais seul, il ne pouvait espérer assurer son avenir en poursuivant une carrière aléatoire de concertiste, d’ailleurs loin d’être acquise. La succession de ses parents lui assurait trois ou quatre ans de sécurité matérielle. Il les mettrait à profit pour se construire un nouvel avenir sur une base nette, détachée de toute réminiscence de bonheur perdu. Il s’était donc jeté à corps perdu dans les études. Les mathématiques, les chiffres l’avaient toujours attiré, penchant fréquent chez les musiciens. Après des études glorieuses dans une grande école de commerce, un stage fructueux sur la côte est des États Unis, il avait trouvé sans difficulté un poste important dans les services financiers d’une multinationale. La facilité de ses succès l’étonnait lui-même. Il entendait encore sa mère assurer avec fierté : « Nicolas ? Il réussit tout ce qu’il touche ! » C’est égal, le don n’expliquait pas tout…
Bizarrement, après son grand malheur il s’était

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toujours senti « protégé ».
Le visiteur engageait la conversation sur les leçons de piano de monsieur Léninger. Nicolas se retrouvait tout à fait dans l’évocation de cette expérience. Toute la bienveillance, toute la pédagogie éclairée de ce brave homme revivaient dans son souvenir. Les anecdotes qu’il entendait conter recoupaient exactement celles dont il avait été le témoin, ou l’acteur. Nicolas s’étonnait même qu’ils ne se fussent pas rencontrés dans le salon de Léninger. Après tout, il avaient à peu près le même âge, et leurs leçons avaient eu lieu à la même époque.
Le jeune homme avait abandonné le sujet de monsieur Léninger pour celui, plus général, de la musique. Là encore, ses vues, ses jugements, l’exposé des joies et des difficultés du piano coïncidaient  avec ce que ressentait Nicolas. Il en virent aux œuvres de leurs répertoires respectifs. Leurs goûts s’avérèrent, bien sûr, identiques.
Nicolas ne put résister à l’envie de l’entendre jouer. Le visiteur acquiesça sans se faire prier. Tout en débarrassant le piano du monceau de paperasse qui l’encombrait, Nicolas priait pour que l’instrument ne fût pas

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trop désaccordé, après tant d’années d’inaction. Au contraire, dès les premières notes il se rendit compte qu’il n’avait jamais sonné aussi juste. Pour un modeste piano d’étude, il avait même une sonorité digne d’un Steinway de concert de la meilleure facture.
Sans même songer au sommeil des habitants de l’immeuble, Nicolas s’immergea dans l’océan musical que produisaient les mains du visiteur. Il retrouvait toutes les nuances, tout le sentiment, toutes les finesses d’interprétation qu’il avait lui-même cherché à obtenir lorsqu’il travaillait les mêmes pièces. Et il entendait clairement, réalisés devant lui à la perfection, ceux qu’il n’avait pas encore trouvés lui-même.
Peu à peu, il s’identifiait au jeune homme qui jouait pour lui. Après un nombre indéterminé d’heures d’audition, Nicolas comprit que les interprétations éclatantes qu’il venait d’entendre étaient à sa portée. Lorsque le jeune homme se leva pour prendre congé, Nicolas l’étreignit chaleureusement.
- Vous m’avez fait comprendre beaucoup de choses, dit-il d’une voix émue.
Puis, après une courte hésitation, il ajouta :
- Accepteriez-vous de me faire profiter de vos leçons ? Je sens que j’aurais beaucoup à apprendre de vous, pour recommencer à pratiquer…


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Le visiteur répondit, dans un sourire énigmatique :
- C’est bien possible… Mais je ne donne pas de leçons.
Devant la mine déçue de Nicolas, il poursuivit :
- Mais je peux vous recommander auprès de madame Cécilius… Tenez, voici sa carte.
Nicolas ne connaissait pas madame Cécilius. Mais il avait toute confiance dans les avis du visiteur. Avant qu’il eût levé les yeux du bristol finement gravé, son hôte avait disparu…
 
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La présentation du budget fut éblouissante.
 

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 faire part de sa satisfaction. Aussi sa surprise fut-elle grande lorsqu’on lui transmit, le lendemain, la lettre de démission de son jeune directeur financier.
 
Nicolas acquit un splendide Steinway de concert. Mais il conserva son petit Erard dans une chambre inoccupée de l’appartement. Les leçons de madame Cécilius comblèrent l’attente du jeune pianiste, qui recouvra rapidement l’agilité de ses mains et les potentialités de son talent endormi. Il ne faisait plus allusion à elle qu’en la nommant sainte Cécile
Concertiste de réputation internationale, Nicolas crut apercevoir, à de multiples occasion, dans le public qui se pressait à ses concerts, un grand jeune homme brun aux yeux gris fascinants.
 
© 13 décembre 2005

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