Le pique–nique des quatre tortues
Émergeant des torpeurs d’un hiver rigoureux
Quatre tortues, humant la douceur printanière,
Sentaient sourdre en leurs reins la fièvre aventurière
Qui pousse les vivants à marcher sous les cieux.
« Pourquoi n’irions–nous pas, en ce jour magnifique
Nous dégourdir un peu, et prendre un bon bol d’air ?
Quelques provisions et un léger couvert
Suffiraient pour un pique–nique ! »
Ainsi fut fait. Et nos tortues de réunir
En hâte ce qu’il faut pour boire et se nourrir
Légèrement, sans festoyer,
À quelques lieues de leur foyer.
« Hâte » est–il le bon mot ?… Que l’on m’entende bien,
On le doit replacer dans l’ordre chélonien :
Il ne fallut pas moins d'une longue semaine
À nos quatre tortues pour qu’elles soient enfin
Prêtes à prendre le chemin
Et à courir la prétentaine.
Ivres des mille odeurs qu’exhale le printemps
Nos cistudes jouissaient des parfums, des fragrances
Qui embaument partout les sentiers et les champs.
À muser sans arrêt, la nonchalante engeance
Ne réalisait pas que l’été approchait !
Enfin la troupe vit au détour d’un bosquet
Un endroit en tous points parfait
Qu’elle choisit pour son banquet.
Pendant trois jours, on déballa les victuailles.
Tout semblait bel et bon pour la grande ripaille :
« Le pain ?– Point trop rassis ; – Et les fruits ? – Point trop blets ;
Le vin ? – Quoiqu’éventé, juste un peu aigrelet…
– Allons ! Mangeons, mes soeurs, avant la saison chaude !
– Mon Dieu ! entendit–on. Ah ! que je suis nigaude !
J’ai oublié… – Quoi donc ? – C’est pourtant essentiel…
Sur la table… en partant … le petit pot de sel … »
Par Jupiter ! l’oubli était impardonnable…
Tortues, dîner sans sel ? C’était inconcevable !
La distraite accepta de rentrer prestement
Pour rapporter le condiment.
Les trois autres devraient différer les agapes
Jusqu’après son retour, ayant bouclé l’étape.
Elle partit. La longue attente commença.
Des jours et des semaines, et puis un mois, passèrent.
L’aînée de nos tortues, alerte centenaire
Que la faim tenaillait, voulut qu’on attaquât
Avant que le tout ne se gâte.
Mais sortant du couvert d’un arbrisseau en fleurs
L’oublieuse convive apparut en fureur :
« Est–ce ainsi que l’on tient ses serments, soeurs ingrates !
Vous vous disposiez donc à commencer sans moi ?
Vous eussiez enduré de vous emplir la panse
Tandis que je peinais sur les chemins de France
Pour vous bailler du sel avant la fin du mois ?
Puisqu’il en est ainsi, par ma foi, je renonce !
Je n’irai point du tout. Ceci est ma réponse !
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