Les textes de Jacques Fabre
 

 

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  • Personnes à avertir en cas d'accident
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Personnes à avertir en cas d'accident
 

Albin n’aurait jamais soupçonné, avant de s’embarquer dans cette aventure, la masse de travail préparatoire qu’exigeraient de telles vacances…

Tout avait commencé six mois auparavant. Dans une revue destinée aux amateurs de voyages au long cours, il était tombé par hasard sur une annonce rédactionnelle de l’Agence VVV (« les Vacances de Votre Vie » : tout un programme !). L’article publicitaire était bien tourné, et l’offre qu’il contenait plutôt alléchante. Sans arrière-pensée, il en avait parlé à Duchauffle, son partenaire occasionnel aux dominos. Celui-ci avait doucement rigolé en évoquant tout le plaisir qui attendait un sexagénaire affrontant des épreuves dignes d’un Indiana Jones ! Ces gentilles moqueries l’avaient piqué au vif. Il s’abstint d’insister outre mesure sur les différences qu’il voyait entre lui – sexagénaire, certes, mais encore gaillard et actif, fier de sa taille mince et de ses cheveux blancs, mais drus –, et le pauvre Duchauffle, même âge à peu près, mais sérieusement décati, le cheveu rare et malsain, les dents aussi jaunes que l’ivoire vieillissant des dominos qu’il faisait tinter à longueur de journées, le cul vissé sur la moleskine du bistrot Chez Maurice…

Le voyage de trois mois en Amazonie – ou plutôt « l’Expédition », c’est ainsi qu’on présentait la chose, chez VVV – s’imposa bientôt à Albin comme un défi personnel. On verrait bien s’il était « fini », et s’il était le « vieux croûton » que laissaient entendre les commentaires des habitués de Chez Maurice !

Mais, la décision étant prise, encore fallait-il l’assumer.

Il y avait eu, d’abord, la visite chez le médecin recommandé par l’Agence. Avant d’établir son avis médical, le praticien avait, tantôt directement, tantôt par sous–entendus condescendants, utilisé tous les moyens pour tenter de dissuader Albin d’entreprendre ce périple. De fait, le jeune toubib (la trentaine bronzée et arrogante, frais émoulu de l’externat) semblait réticent à admettre qu’un quasi-vieillard puisse affronter les dangers d’un séjour prolongé dans un climat éprouvant, sur des terres éloignées de la société technologique dont, à son âge avancé, on peut toujours avoir besoin …

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Il énonçait ses objections avec tout le respect dû à l’importante solvabilité dont Albin avait justifié auprès de l’Agence VVV. Cette componction agaça profondément Albin, qui, à plusieurs reprises, avait bien failli lancer au jeune homme : « Tu me crois gâteux, p’tit con ? Qu’est-ce que ça peut te foutre, si je claque là-bas ? Je ne suis pas ton père, après tout ! ». Mais il s’était retenu en songeant que, justement, il aurait pu être son père et que, dans ce cas, il aurait eu lieu d’être reconnaissant à ce jeune merdeux de tenter de le protéger contre les conséquences d’un coup de tête sénile.

Le petit docteur avait présenté, et fait signer à Albin, une déclaration par laquelle celui–ci reconnaissait « avoir reçu toutes informations claires, précises et complètes sur les risques, notamment  sanitaires et médicaux, liés à l’expédition, les avoir parfaitement comprises, et [persistait], néanmoins, dans sa décision, en renonçant d’avance à intenter contre l’Agence VVV toute action fondée sur une appréciation insuffisante des risques susmentionnés… » Albin,  écumant de rage, avait paraphé l’infamante décharge (il ignorait qu’en réalité tous les participants signaient le même papier !), puis il était allé se faire piquer les fesses et le gras du bras dans un centre spécialisé en vaccinations tropicales, pour être immunisé contre la fièvre jaune, la variole, le tétanos, et Dieu sait quel autre exotique béribéri !

Pour ne pas mourir idiot, il avait, pendant de longues heures volées aux enivrantes parties de dominos, étoffé sa connaissance de l’Amazonie par de nombreuses recherches sur l’internet. Il n’était pas peu fier de l’importante monographie ainsi constituée, et qui, espérait-il, le dispenserait de poser les questions stupides qui lui seraient inévitablement venues à l’esprit.

Il avait dû acquérir à grands frais les objets, non compris dans le somptueux forfait de l’Agence VVV, mais dont il fallait se munir pour affronter les étouffantes rigueurs du climat, et les dangers de la faune et de la flore, dans ces contrées reculées… Cela lui avait donné l’occasion de courir aux quatre coins de la capitale dans des magasins

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pittoresques dont il ignorait qu’ils puissent encore exister à Paris, et qui, malgré les pertes subies par notre Empire français depuis plus de cinquante ans,  regorgeaient d’objets dits coloniaux.

 Enfin passeport, visas, vaccinations, attestations et certificats, tout fut pratiquement en ordre. Il ne restait plus que deux papiers à remplir et à retourner au secrétariat de l’Agence. Il compléta soigneusement le premier imprimé : Assurances, non sans avoir compulsé quelques dossiers poussiéreux où dormaient les renseignements demandés. Puis il saisit le tout dernier formulaire : Liste de personnes à prévenir en cas d’accident.

Albin saisit son stylo, dont il dévissa résolument le capuchon, pour en finir avec cette paperasserie. La plume s’immobilisa au-dessus du formulaire vierge ; elle y resta longtemps, comme en suspens.

Qui ? ... Mais qui pourrait–il bien ?… Ses pensées allèrent immédiatement vers sa chère Christine. Quinze ans, déjà, que son épouse était morte... C’eût été la destinataire idéale d’un message annonçant qu’il était en difficulté, quelque part entre Manaus et Fonte Boa... Un sourire triste passa sur les lèvres d’Albin : si elle avait été encore de ce monde, serait–il sur le point de partir, comme un vieux fou, en Amazonie ?

À part Christine, Albin ne se connaissait aucune famille, proche ou éloignée. Ses propres parents eux-mêmes avaient été enfants uniques : pas d’oncle, ni de tante, ni de cousins à l’horizon. Partant, point de nièces ou de neveux de ce côté–là…

 Quant à la famille de Christine, pas question de les avertir de quoi que ce soit ! Une bande de tordus qui, à la mort de son épouse, avaient été jusqu’à vérifier son contrat de mariage, son testament, au cas où Christine aurait laissé une succession à laquelle ils puissent prétendre… Écœuré par ces démarches, Albin les avait tous virés avec pertes et fracas, et avait définitivement rompu les ponts avec cette

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 engeance de boutiquiers avides !

  Qui ? ...  Il songea à quelques-uns des ex-collègues de bureau avec lesquels il avait été le plus lié. Il revit leur émotion - sincère pourtant - lorsqu’il avait pris sa retraite, six mois plus tôt. « Mais on se reverra, tu sais ! On gardera le contact… » Tu parles ! ... La dernière goutte de mousseux avalée, après le pot de l’amitié, dès la remise de l’inévitable lecteur–DVD–home–cinéma (le truc qui a succédé à l’inévitable caméscope, dans le florilège des cadeaux de départ à la retraite), acheté avec le produit de la collecte dont l’enveloppe de papier kraft avait circulé furtivement de bureau en bureau, – depuis cette petite cérémonie, donc, un peu convenue mais au fond sympathique, rien... Aucun signe de vie. Le retraité entre dans une demi mort. Un avis de décès ne serait qu’une simple confirmation.

  Qui donc, alors ? Duchauffle, son partenaire aux dominos ? Ce malheureux n’avait toujours pas saisi l’intérêt de cet étrange voyage au bout du monde. Il est vrai qu’en fait d’étranger, la seule excursion de Duchauffle hors du territoire national remontait à 1958 lorsque, adolescent, il s’était rendu à l’Expo Universelle de Bruxelles, où il était monté dans l’Atomium. Albin ne voyait pas à quoi pourrait bien servir la divulgation à Duchauffle d’un accident le concernant.

  Ah, bah ! Maurice, tiens ! Le fameux Maurice, propriétaire du bistro éponyme ! Avec sa grosse voix de rogomme et son air de se foutre de la gueule de tout le monde, l’inénarrable Maurice faisait, quoi qu’il en eût, partie de son décor, de son petit monde… Mais de là à l’inscrire sur cette feuille, comme un proche, Albin sentait que c’était au-dessus de ses forces.

 Mais bon sang, qui ? Devrait–il se rabattre sur cette brave madame Lamigeon… Alberte Lamigeon, que les copropriétaires n’appelaient que « la toquée du


                                                   
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cinquième ». À cause, sans doute, de son amour immodéré pour les chats errants : ses largesses alimentaires rameutaient dans la cour de l’immeuble une troupe féline miaulante et malodorante, qui lui valait la haine unanime de tous les résidents. En tout cas, elle s’était gentiment proposée pour arroser ses plantes (sa compassion s’étendait au règne végétal…), aérer l’appartement de temps en temps, et prendre en pension Agénor. Agénor, c’était le poisson rouge d’Albin, un beau cyprin aux reflets dorés, stupide mais vigoureux, qui ne se lassait pas, depuis plus de trois ans, d’explorer le vide de son bocal, guettant d’un œil rond les fines paillettes déshydratées que lui dispensait journellement la main parcimonieuse – mais fidèle – d’Albin.

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Au fond, pour qui Albin comptait–il vraiment ? Qui se soucierait de le savoir grelottant de fièvre au cœur de la forêt amazonienne ? Qui craindrait pour sa vie, alors qu’il agoniserait sur l’épave démantelée d’une pirogue fracassée dans un rapide boueux ? Qui tremblerait de la gourmandise d’anthropophages au nez monstrueux, percé d’ossements humains ? Qui serait horrifié de l’inquiétant intérêt que manifesteraient pour lui les réducteurs de têtes ?

Sur la première ligne pointillée du questionnaire vierge, Albin inscrivit, avec une grimace désabusée :

          « Agénor ».

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Faites de mauvais rêves
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Dès qu'il eut franchi la porte automatique, il fut envahi par un puissant sentiment de « déjà vu ». Certes, l'agencement général des portes, des couloirs, des comptoirs et des autres éléments du mobilier n'avait rien d'original : on trouvait ce style d'architecture passe-partout dans nombre de halls d'hôtels et de bâtiments administratifs modernes. Mais cet immeuble se distinguait par son ampleur écrasante, par le gigantisme de ses proportions. C'était si vaste qu'on se serait toujours cru à l'extérieur...
À peine revenu de son premier saisissement, il fut frappé par le silence qui régnait, en dépit du fourmillement agitant l'immensité de la dalle, luisante comme un miroir, parsemée de groupes de six à dix personnes qui semblaient entretenir des conversations animées, sillonnée en tous sens par des individus à l'air affairé. Mais aucun son n'accompagnait les conciliabules des uns, ni la précipitation des autres.
Baigné dans une angoisse croissante, il se dirigea aussi bravement qu'il le pouvait vers une batterie d'ascenseurs. Comme il frôlait les cercles de causeurs, il constatait que les conversations cessaient sur son passage. Les gens le dévisageaient d'un air réprobateur, les têtes se tournaient pour suivre son déplacement. Pourtant, après qu'il eut tenté, par quelques coups d'œil lancés à la dérobée, de lire sur les visages des marques plus précises de l'hostilité qu'il suscitait, il réalisa avec terreur qu'il ne pouvait distinguer aucun trait, aucun regard ni aucune expression définis. Les personnes qu'il croisait étaient réduites à l'état de silhouettes muettes au milieu desquelles il se sentait un intrus.
La traversée du hall lui parut interminable. Les ascenseurs étaient son seul espoir de répit salvateur ; mais alors qu'il approchait des portes d'acier, une face unie de granit gris s'interposa comme une
 
 
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 infranchissable muraille : les ascenseurs avaient disparu... Conscient du ridicule de la situation, il se résolut à faire demi-tour, et à affronter à nouveau le rejet de la foule.
Mais la gestuelle et les mimiques des bataillons ennemis avaient évolué. Elles reflétaient maintenant une moquerie méprisante, et une honte indicible succéda à son angoisse. Baissant la tête, il longea le mur aveugle pour se diriger vers une large volée d'escalier, qu'il s'étonna de ne pas avoir repérée dès son entrée dans l'immeuble. En gravissant les marches, il sentit se dissoudre la chape d'agressivité qu'il venait de subir si douloureusement.
L'escalier central débouchait sur un palier d'où partaient, à droite et à gauche, deux nouvelles séries de marches. Sans être vraiment assuré de son choix, il opta pour celle de gauche, qui lui semblait mener à une coursive en loggia pouvant correspondre à la direction qu'il recherchait. Il parvint bientôt à un large corridor, aux innombrables portes munies d'étiquettes indéchiffrables. L'extrémité du couloir donnait sur un autre palier dont la disposition était parfaitement identique à celle du lieu qu'il venait de quitter. À nouveau, le choix de la suite du parcours s'ouvrait à lui. Il prit cette fois l'escalier de droite.
En abordant le couloir, copie conforme de celui qu'il avait précédemment emprunté, et comprit que le palier où il arriverait au terme de sa course le placerait devant un choix désespérément semblable à ceux qu'il avait eu à exercer. Il n'arriverait jamais à destination.
Effondré, au comble de la frustration, il décida qu'il était temps de se réveiller.
 
©  22 mai 2005
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