Les textes de Jacques Fabre
 
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La cage
Il m’avait suffit d’un coup d’oeil sur son visage, sur ses cheveux qui n’étaient pas parfaitement coiffés, et sur le pli amer qui marquait sa bouche, pour deviner que cette première semaine ne s’était pas très bien passée. En bas, dans le hall prétentieux de la résidence Les Tilleuls, la directrice, toujours volubile et aimable – à la limite de l’obséquiosité –  m’avait pourtant assuré du contraire :
            – Il sera bien, ici, vous verrez ! Voilà maintenant huit jours qu’il est installé, et il semble toujours emballé ! Comme tous nos résidents, d’ailleurs…
            Loin de me convaincre, son enthousiasme de commande m’avait fait autant d’effet que le boniment d’un marchand de voitures d’occasion.
            J’avais délaissé l’ascenseur, équipé pour accueillir les handicapés moteurs et les grabataires, et j’avais grimpé quatre à quatre par l’escalier. En claquant deux gros baisers sur ses joues, je m’étais aperçu qu’il n’était pas rasé de frais. Lui, toujours méticuleusement impeccable, et qui attendait ma visite !… Décidément, quelque chose n’allait pas.
Sur le parquet bien ciré, deux cartons, où il avait lui–même précieusement entassé, avant son départ, ses livres, ses babioles favorites, n’avaient même pas été ouverts.
J’étais resté planté au milieu de la pièce, emprunté, tenant à la main la petite cage où le chétif serin, acheté par ma mère quelques semaines avant sa mort, sautait frénétiquement de perchoir en balançoire. J’avais insisté pour le lui rapporter.
            – Tu crois qu’il s’y fera, dans ce … enfin dans cette maison de retraite ?
            J’aurais juré qu’il avait failli dire : « Dans ce mouroir »… Mais ce n’était sans doute que l’irruption du mot que je n’avais cessé de rejeter, au cours de ces semaines où nous avions ensemble cherché un établissement où il consentît à s’installer.
– Bien sûr, qu’il s’y fera ! avais–je protesté. Pourquoi ne serait–il pas bien ? Une jolie chambre, pimpante, ensoleillée, et en plus, avec une vue imprenable sur un magnifique jardin planté de tilleuls !... Il serait bien difficile !...
            J’avais finalement posé la cage sur le napperon blanc qui ornait le dessus de la commode. Après quelques muettes contorsions, comme pour inspecter les lieux, l’oiseau avait lancé plusieurs « cui–cui » qu’on aurait pu aisément croire joyeux.
            Mon père avait regardé avec attendrissement la petite boule de plumes jaunes. Il avait doucement passé un doigt sur les fins barreaux peints en bleu layette en murmurant :
            – Une jolie petite cage, pimpante, ensoleillée… Je vais le rapprocher de la fenêtre, pour qu’il profite du magnifique jardin…
            Puis, se retournant vers moi avec un sourire triste, il avait ajouté :
            – Finalement, tu avais raison : maintenant qu’il est ici, je comprends que je suis chez moi.
  © 10 avril 2004
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Lumière
Mon lecteur des ténèbres
 Juste après l’accident, chaque soir, je suis passé à l'hôpital, en coup de vent, après le travail. Je la faisais manger. La relation alimentaire est ce qu’il y a de plus fondamental. C’était bien le juste retour des choses, après tout. J'essayais d'entretenir un semblant de conversation. Voyage chaotique au milieu des bribes de passé, des lambeaux de souvenirs dans lesquels, sensation des plus pénibles, j’essayais vainement de la suivre : inlassables tentatives de reprendre les incohérences, de prouver la raison contre le délire. Pourquoi s'infliger cet effort déchirant, et apparemment inutile ? Renoncer… Beaucoup ont renoncé. Et je serais le dernier à leur en vouloir.
Pourtant, je sais, je sens, que ce n'est pas vain, pas inutile.
A cet effort, il y a mieux qu’une raison ; il y a une justification. On est là, assis à côté de cette petite vieille racornie, qui pourtant vous a porté dans son ventre, qui vous a langé, nourri, embrassé, calotté, et qui déconne à pleins tubes dans ses draps proprets ; vous voilà rassuré, finalement, par ce surréalisme dément qui semble un gage d'analgésie existentielle. Vous voilà presque apaisé et résigné. Et puis cette vieille petite main tachée de son vient chercher la vôtre, posée sur le bord du lit, la presse tout à coup, et l’entendez vous dire : « Tu sais, j'aime bien quand tu viens ».
Et tout ça vous remonte dans les yeux, dans la gorge, à gros bouillons muets et secs, et vous embrassez ces joues parcheminées, vous ne savez plus si vous êtes le père ou l'enfant de cette figurine fragile, chenue et décharnée à qui vous bredouillez « à demain ». Comme si demain avait un sens ; comme si hier, il y a vingt ans, dans trois mois voulait encore dire quelque chose…Et vous vous tirez vite fait, comme un voleur, dans le flou de vos larmes enfin sorties que vous laissez couler sans vergogne devant les infirmiers, les toubibs, les visiteurs attardés, et les malades qui tirent leur clope en fraude, près des ascenseurs.
Cette morsure-là, ce flash d'amour brut, c'est votre assurance contre l’indifférence. C'est pour ça que ça fait tant de bien.
 
© 13 décembre 1999 
Tu as atteint ton deuxième étage sans trébucher, malgré ton impatience. Tu t’es bien calfeutré dans ton deux-pièces-cuisine. Tu as soigneusement accroché tes vêtements au portemanteau, rangé – au millimètre - tes souliers dans leur placard, chaussé tes pantoufles. Sans hésiter, sans tâtonner, dans l’obscurité profonde du salon, tu t’es installé dans ton fauteuil, pour attendre que la concierge monte le courrier, comme chaque jour, à dix-huit heures, ses autres corvées accomplies.
Longuement, tu as suivi le craquement des marches ponctuant sa progression, son pas pesant et son souffle court d’asthmatique. Tu as nettement perçu le frottement, pourtant discret, des lettres glissées sous la porte. Parmi tous ces écrits que tu ne liras jamais, tu as repéré le pli que tu attendais ; tu en as effleuré les deux faces à la recherche d’un indice confirmant sa provenance ; mais son épaisseur ne t’a laissé aucun doute. Alors, tu as déchiré, avec gourmandise, le papier kraft de l’enveloppe.
Tu as soupesé avec satisfaction la masse de papier fort, embossé d’aspérités familières... La pulpe avide de tes doigts a caressé la première page, que tu as retournée pour la mettre dans le bons sens. Et puis, oubliant le tap-tap obsédant de ta baguette blanche qui sonde les pavés, qui ausculte les trottoirs hostiles et les marches traîtresses, gommant les bruits inconnus qui effraient ta solitude, tu as commencé à lire en soupirant d’aise.
 
Je sais que tu ne prendras pas mal cette réflexion : je t’envie presque de sentir sur ta peau les mots issus de ma pensée, d’avoir avec mes textes ce contact charnel. J’imagine qu’il est semblable au mien, lorsque je trace, de ma main, sur le papier, les mots que je te destine, mon lecteur des ténèbres.
  



 
 
 
       © 8 mars 2005
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Majuscules Les dictionnaires
 
   
    À mon entrée dans l'entreprise, les écrits présentaient une floraison exubérante de majuscules. Il n'était pas jusqu'au plus insignifiant jour de la semaine, jusqu’à chaque mot du titre de chaque article de contrat, jusqu'à l'énoncé du numéro de "Commande" de nos "Chers Clients" qui n'en fussent obséquieusement parés. J'en arrivais presque à soupçonner que tout le personnel dactylographe avait été dressé par un maître germanophone !
    En demandant à ma secrétaire de n'user des majuscules qu'aux endroits requis par la grammaire tolérait qu’on les plaçât – et où je me piquais moi-même de ne les placer qu’à bon escient –, je sentis que je la choquais. Malgré les efforts louables qu'elle déployait pour me dissimuler le contrôle auquel elle croyait devoir soumettre mes corrections, je voyais bien qu'elle se renseignait discrètement auprès de collègues chevronnées, et que mes brouillons circulaient sous le manteau  : l'égalitarisme insolent des mots qui constituaient ma prose heurtait toute une hiérarchie ornementale... On balançait visiblement à attribuer mon acharnement minusculaire à un éthylisme éhonté ou à une faiblesse d'esprit.
    Cette variété de diagnostics sur la cause de mes lubies avait un côté rassurant : l'unanimité m'eût sans nul doute incité à consulter la Faculté. Par acquit de conscience, toutefois, je recourus plus fréquemment à mon Grevisse, qui me conforta dans la voie de la minusculite
    Afin de ménager, cependant, des habitudes pluri décennales nées dans l'entreprise, et d'éviter les accidents dus à un sevrage trop brutal, je décidai de mettre en place une stratégie de désintoxication souple et graduée, que Koutouzov n'eût pas désavouée, et dont - pour désamorcer les diagnostics hâtifs de psychiatres amateurs - je documentai le bien-fondé au moyen de photocopies d'ouvrages grammaticaux les plus prestigieux et les moins contestables... Quand j'estimais que les progrès de ma secrétaire étaient satisfaisants, je lâchais quelque friandise : « Mais oui, Nicole, vous pouvez en mettre aux noms de dieux mythologiques.... (par Jupiter, elle en était divinement soulagée !), et aux noms des titres et dignités nobiliaires (je ne jurerais pas qu'elle n'ait profité de cette licence pour fréquenter dans l’aristocratie, ou pour correspondre secrètement avec la reine d'Angleterre, rien que pour le plaisir d'écrire "Madame, la lettre du 24 courant de Votre Majesté a retenu toute notre attention"). Je m'efforçais d'écrire des phrases courtes, pour que les retours fréquents des majuscules en début de ligne évitassent l’engourdissement de ses auriculaires par inaction.
     Elle était parvenue à se déshabituer des orgies majuscules, lorsque l'on m'attribua mon premier micro-ordinateur pourvu d'un traitement de texte... Hélas, affectée à un collègue formé à la vieille école maison, il lui fallut réapprendre ce qu'une patiente et douloureuse rééducation était presque parvenue à éradiquer...
 
 
 
              Je fréquente les dictionnaires pratiquement depuis que je sais lire.
             Nous avions à la maison comme, je le suppose, dans la plupart des familles, le Petit Larousse Illustré, dans une édition datant probablement d’avant la guerre. Il avait une couverture de carton toilé, d’un beige roussâtre, passablement fatiguée et noircie par la prise de multiples doigts tachés d’écoliers.
            Comme tous les livres que l’on consulte fréquemment, sa reliure décollée avait été patiemment ravaudée à l’aide de larges bandes gommées de papier marron, qu’on utilisait habituellement pour sceller les paquets avant l’invention du miraculeux rouleau de scotch, et qui laissait sur la langue, lorsqu’on le mouillait, un âcre goût tenace de vieux bois.
Transmis comme un trésor entre trois ou quatre de mes frères et soeurs aînés, ce dico était marqué au nom de notre famille, en larges lettres généreusement tracées à l’encre bleue, qui occupaient toute la hauteur et presque toute la largeur de la plus grande tranche. Les coins des premières dizaines de pages étaient enroulés sur eux-mêmes, en cônes à rayons décroissants ; l’un des rites que j’appliquais avant chacun de mes voyages dans la galaxie des mots consistait à tenter de défriser un à un ces petits rouleaux en entonnoir. Un jour, j’avais même encouru une verte réprimande alors que je m’escrimais à domestiquer les frisures folâtres à l’aide d’un fer à repasser, que ma mère avait laissé à refroidir sur son support d’amiante calciné, au bout de la vieille couverture où elle était accoutumée d’accomplir, sous mes yeux toujours fascinés, le miracle de l’extermination des mauvais plis du linge familial... Depuis ce jour, ces agaçantes anglaises avaient pris des reflets d’un auburn du plus bel effet !
            Ces menus plaisirs manuels n’étaient que les premiers moments d’un délicieux périple. Un bref salut à la Dame aux boucles somptueuses, qui s’époumonait au frontispice à semer aux quatre vents, et je plongeais dans l’enchevêtrement des illustrations de l’en-tête ouvrant le chapitre de chaque lettre nouvelle : avion, armoire, arbalète ; bateau, bougie, boussole ; chien, cadran, carabine... Je m’immergeais dans le graphisme fin et précis de chaque figurine en enrichissant mon vocabulaire, sous le pilotage occasionnel de celui de mes frères ou sœurs qui passait par là, et qui voulait bien m’accorder un instant.
            Les articles illustrés d’une figure retenaient évidemment mon attention de manière prioritaire. Mais il était bien rare que je m’en tinsse à ces attrayantes invitations à la culture : la recherche de l’article correspondant au mot illustré était l’occasion de multiples rencontres inattendues, et tout aussi passionnantes. Les abréviations, que je maîtrisais mal, et dont je ne savais pas encore trouver le sens dans les listes rébarbatives du début de l’ouvrage, gâchaient bien un peu mon plaisir, mais elles ajoutaient encore au mystère et au puissant attrait des mots qu’elles introduisaient.
            Ce n’est quelquefois qu’après des heures de flânerie que je me résignais à abandonner ces découvertes aléatoires, qui me conduisaient de l’océan rose des langues cabalistiques aux hors textes sépia sur papier couché, des cartes de géographie microscopiques aux portraits compassés de personnages célèbres, des nudités classiques aux pavillons multicolores de l’avant-dernière de couverture !...
 
 
© 1996
 
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