Les textes de Jacques Fabre
 
 
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Georges Brassens
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Le rideau frémit, côté jardin.
Quatre doigts tripotent nerveusement le velours cramoisi. On dirait que les applaudissements, qui déjà s'élèvent de la salle, effarouchent l'ombre qu'on devine dans la coulisse. Il se décide enfin à rejoindre la simple chaise qui trône au milieu de la scène, flanquée de la guitare rebondie, sagement dressée sur son support.
  Il dodeline de la tête à la manière des timides. Ses bons gros yeux sombres, mobiles, scrutent du parterre aux balcons la bête aux mille mains. Le visage, un peu crispé, sourit de chacune des dizaines de rides qui, de la patte d'oie à la fossette, de la moustache aux longues pattes touffues, irradient la bienveillance.
  À l'arrière-plan, une silhouette rondouillarde, que nul n'avait vue arriver, saisit la grosse contrebasse.
  Sans vains préliminaires, il empoigne la
 



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guitare, pose son pied sur la chaise et commence à chanter. La basse arrondit les accords, souligne arpèges et battements égrenés par la guitare. La poésie brute, simple et claire étincelle des mille feux de la langue qu'il possède comme une maîtresse aimante et dévergondée...
       Seules les oreilles de bois ne perçoivent ni la richesse mélodique, ni l'originalité profonde des airs qui fusionnent si bien avec les mots... Cette voix, modeste, accrédite absolument la sincérité des sentiments, la profondeur des idées, la verdeur villonesque qui émanent de ses phrases. Ses coups de griffes sont démentis par un débonnaire plissement d'yeux ; ses audaces verbales sont adoucies d'oeillades rigolardes ; ses épanchements sont voilés d'un froncement pudique des sourcils.
        Le public aussi a du talent, ce soir : l'applaudissement est chaleureux et digne. Pendant que les spectateurs font leur boulot, chaque chanson est ponctuée d'une petite visite amicale au bassiste. Trois petits tours, et puis revient...


 
 © mai 1996
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Jacques Brel
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            L'unique projecteur écrase son buste, son visage maigre - presque émacié - dans un rond ardent, suspendu entre cintres et planches.   
            Un accordéon traîne en contre-chant un motif alourdi de nostalgie d'arrière-port. La voix nette, douce, bien timbrée, s'impose si clairement qu'elle semble brosser personnellement, pour chaque spectateur, le décor poisseux où souffle l'humide brise marine. La graisse chaude, la fumée, les embruns, engluent bientôt dans une nappe épaisse le public fasciné.   
            Comme un pesant vaisseau qui prend peu à peu la houle, la mélodie martèle, mesure après mesure, le rythme envoûtant d'un lointain ressac.   
            Il tangue à son tour.   
            La sueur luit sur les courbes et les méplats de  son visage. Ses mains sculptent dans le cône de  
 
 
 
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 lumière, à touches raides et crispées, la douleur de son cœur.   
            Et l'on souffre, et l'on boit, et l'on rote et pisse avec lui.   
            L'orchestre accompagne, précède, amplifie le ballant, écrase ses paquets d'harmonies sur les brisants du public. Les yeux brillent étrangement, flocons d'écume au creux du noir océan.   
            Avant même qu'il ait lancé le dernier cri, la dernière incantation douloureuse et sauvage, une lame de fond surgit en retour de la salle : deux mille poitrines hurlent leur extase.   
            Et il salue. Humblement. Sa tête s'incline sous le déferlement intarissable des acclamations libératrices.
            Les gouttes de son front, mêlées de larmes, étoilent les planches poussiéreuses.
 
© mai 1996
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Le Portrait
 
         Avec tous les égards dus à son rang – qu’il pousse même un peu au-delà de ce qu’il aurait souhaité, jusqu’au bord de l’obséquiosité – le peintre a installé sa jeune cliente dans le décor convenu, soigneusement choisi par sa puissante famille : un lutrin, où l’épaisseur d’un livre richement relié de vert sombre s’ouvre élégamment sur une pieuse image ; une table recouverte de brocart rouge ; deux chandelles allumées, dans un fin bougeoir d’étain, baignant d’une lumière suave le front de l’adolescente.
         À peine assise, engoncée jusqu’au col dans la raideur neuve d’une robe de cérémonie, elle meurt d’envie de bouger.
         « Si je pouvais seulement relâcher un peu ce cordon qui m’étrangle, pour respirer plus à l’aise ! », gémit-elle pour elle-même…
         Mais elle n’ose pas. Le peintre a l’air bien trop sérieux pour autoriser une telle fantaisie. Elle endure donc stoïquement les bouffées de chaleur qui – elle le redoute, impuissante – doivent entretenir l’éclat indécent de sa couperose. Puis, sous l’effet d’un douloureux élancement, sa pensée se concentre sur un nouvel objet : cet affreux bouton que, depuis ce matin, elle sent pousser sur son nez… L’a-t-il vu ? Va-t-il le peindre aussi ?
         Le peintre considère son modèle.
         « Qu’elle est laide ! Non, mais, qu’elle est moche !... »
         Jamais dans sa carrière il n’a vu réunies en une seule personne autant de disgrâces. Tout en bricolant pinceaux, huile et couleurs, il jette vers la fille des regards à la dérobée, et son œil professionnel dresse un implacable bilan :
         « Le front est bas, les joues rougeaudes et grêlées d’acné ; le menton est fuyant, déjà empâté ; le cou, minimal, est dépourvu de charme ; les cheveux sentent à dix pas le travail obstiné des fers à friser… Certes, la carapace du corset n’a pas réussi à effacer ses gros nichons, bien volumineux, pour son âge… Mais ils sont trop bas ! Sa bigote de mère a dû les lui écraser sous une triple bande de contention, pour préserver  l’image
 
 
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 virginale qu’elle s’obstine à plaquer sur cet ingrat rejeton. Et puis quoi ?... Que vois-je rougeoyer au bout de ce nez en pied de marmite ? C’est un bouton, ma parole ! Elle a un bouton sur le pif !… »
         Il réprime un ricanement mauvais. Il a bien envie de te lui peaufiner en rouge et vert, son bourgeon… « La Vierge au Furoncle » ! De quoi égayer la sinistre galerie de laiderons cousus d’or qu’il est obligé de brosser pour vivre honorablement ! Mais il revient à la raison. Ces bourgeois opulents ont encore quatre marmots qui ne demandent qu’à compléter la série familiale entamée avec Monsieur et Madame en majesté... De belles commandes en perspective… Il ne faut pas tuer la poule aux œufs d’or.
         La gamine ose enfin gigoter un peu pour rétablir la circulation sanguine bloquée au niveau de sa cuisse gauche. Le peintre fait mine de ne rien voir : ses modèles professionnels tiennent en moyenne vingt minutes avant qu’il n’accorde la première pause. Elle n’en est qu’à un quart d’heure, à peine. Elle tente un regard suppliant vers son bourreau affairé qui touille ses couleurs.
         « Gardez la pose, Mademoiselle, s’il vous plaît ! » lance-t-il, sévère.
         Elle reprend la posture recueillie dans laquelle elle sera immortalisée. Pris de pitié, il ajoute : « Dans cinq minutes, vous pourrez bouger. »
         Le peintre n’est pas un mauvais cheval. En tant qu’homme, il n’a pas une once de cruauté, de méchanceté gratuite. En tant qu’artiste, il ne peut s’empêcher d’éprouver de la tendresse pour ses modèles, aussi éloignés soient-ils des canons de cette beauté qu’il aimerait sans cesse représenter. Finalement, il a un peu honte de lui-même : se venger sur une enfant de la sottise satisfaite de ses géniteurs, ce n’est pas très élégant. C’est presque sans arrière-pensée mercantile qu’il finit par lui dire :
         « Pour ce vilain petit bouton, ne vous inquiétez pas, Mademoiselle. Je ferai comme s’il n’avait jamais existé… »



© février 2006
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Manipulus
           
Manipulus n’a qu’un dessein : confirmer l’opinion qu’il a d’être le centre du monde, et utiliser cette position à son exclusif profit, quoi qu’il en coûte à autrui. Dans ce but, Manipulus s’attache à capter l’attention de l’univers qui l’entoure, pour se repaître de la substance  - ou de la vacuité -, de ceux qu’il a attirés en son filet.
 L’un des moyens les plus gratifiants qu’il utilise est la dévalorisation de ses contemporains. Manipulus ne brille pas dans l’absolu : il barbotte dans le relatif. Suffisamment intelligent pour percevoir sa médiocrité, il se satisfait de la nullité des autres, et s’attache à l’établir. La provocation est son arme favorite ; il sait qu’elle fait merveille pour extirper du tréfonds d’êtres policés la part sombre de leurs rancœurs les plus pesantes, de leurs misérables préjugés secrets, de leurs frustrations douloureuses.
 Comme le maître n’existe que par son esclave, Manipulus ne prospère que par ceux qu’il manipule. Face aux insultes qu’il lance, aux insinuations et aux mensonges qu’il distille, toute réfutation véhémente lui est un succès, toute réplique haineuse lui est une victoire, toute bassesse vomie lui est un triomphe. 
 
 
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L’assaut des ripostes les plus  viles le conforte, et justifie son sentiment qu’il est, décidément, bien au-dessus de tout cela !
 Le Divin Marquis et son compère Sacher-Masoch nous ont appris que de la souffrance, donnée ou subie, peut naître la jouissance. Les piques que Manipulus reçoit en salaire de ses vilenies étanchent sa soif ordinaire de tourments, comblent sa délectation morose ; mais certaines font mouche, et le feu de leur blessure surpasse le plaisir qu’elles procurent. Alors, Manipulus lance des cris déchirants. Il en appelle à la morale et à l’éthique que, l’instant d’avant, il foulait superbement aux pieds, fédère des partisans de tout poil – bernés inconscients ou bon samaritains sincères. Les marées opposées des flots qu’il a mis en branle le propulsent au pinacle de sa victoire. Victoire à la Pyrrhus, sans doute… Mais peu importe. Manipulus a conquis sa place au centre du petit monde dont il briguait le trône. Ses contempteurs pantelants ne sont pas loin de se sentir aussi bas qu’il a voulu les placer ; ses défenseurs béats savourent la plénitude de leurs charitables efforts. On ne parle plus que de lui.
 Manipulus est aux anges…
 

© juin 2005
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Sélénio
 
À J. d. l. B. (en toute humilité !)
 
Sélénio se complaît à interroger sans cesse.
– Voilà, ce direz-vous, qui révèle un naturel curieux, et d'un homme anxieux d'accroître toujours ses connaissances !
– Pardonnez-moi, les interrogations de Sélénio ne sont point de celles dont la fin soit d'obtenir réponse.
– Comme cela est étrange ! repartirez-vous, mais quel est donc l'objet de tels questionnements ?
D'aucuns inclinent à penser que Sélénio se satisfait du mode interrogatif pour soi. Nulle réponse, en effet, ne saurait trouver grâce à ses yeux. Les causeurs s'y dépensent, et épuisent en vain jusqu'à l'extrême fin de leur rhétorique. Certains avancent même que leurs efforts à satisfaire Sélénio n'eurent jamais pour seul effet qu'il niât qu'ils eussent saisi le sens ni la portée de ses préoccupations, soit qu'il les accusât de tenter, comme on dit, de noyer le poisson, ou d'éviter d'aborder le tréfonds des questions posées, ou encore, brochant sur le tout de ces aménités, qu'il les considérât tout bonnement comme des fâcheux !
 Vous me demandez quelles graves questions sont cause que Sélénio harcèle ainsi son monde ? S'agirait-il des autans qui ravagent les provinces, du setier de grains dont le cours toujours montant écrase les peuples, de la gabelle ou de la capitation dont le poids étouffe paysans et bourgeois ? Nenni ! Ce qui agite et émeut Sélénio, c'est rien de moins que les Lois ; connaître leur essence intime ; savoir qui les 
 
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prend et les met en force ; et pourquoi...
          Vient-il au cercle pour y risquer quelques deniers ? Il s'enquiert des us qui y ont cours, non pour s'y plier et jouer tout bonnement, mais pour disputer de leur bien-fondé, pour se récrier de leur iniquité, pour arguer la qualité de qui les a faites, pour se rire de la docilité des moutons bêlants qui s'y plient. Les lieux retentissent bientôt, au grand dam des paisibles joueurs, de ses récriminations. On s'agite, on proteste avec lui – d’autant plus haut, souvent, qu’on ignore les recoins de l'affaire –, on hurle avec les loups, on est prêt à jurer qu'il y a péril en la demeure... Or après qu'on s'est si fort tympanisé, on s'avise que Sélénio, le principal protagoniste de cette sédition, s'est retiré en un coin de la chambre. Il y semble tombé en telle langueur qu'on redoute de ne l'en pouvoir tirer avant la fin de la lunaison... L'état de stupeur où il se trouve laisse marris jusqu'à ses plus ardents défenseurs !
Certain savant docteur a cru trouver, dans l'origine de son nom, l'explication de ses lunatiques allures... Pour moi, je le crois né dans le Thibet où existent, ce dit-on, de hautes montagnes abritant en cénacle d'étranges demi-dieux : on les donne pour férus de régler sur la Terre la succession des guerres et des trêves par l'effet de clochettes qu'ils agiteraient, tantôt pour exciter les hommes au massacre, tantôt pour les incliner à la paix, et retombent, par époques, dans le silence glacé de leurs cimes inaccessibles...


     © Juillet 1996
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